20 août 1914

Ma bien-aimée,
je t'aime. Je suis à toi
pour éternellement, ton Henri.

... Je te supplie, je te supplie de faire faire ton portrait, si cela est possible, par n'importe qui, par un marchand de cartes à cinq sous s'il en reste encore. Mais je te supplie de me donner ce bonheur. Pense qu'il y a eu des portraits de toi dans des centaines de revues et que je n'ai même pas sur un de ces bouts de pages coupé avec des ciseaux cette figure d'ange auprès de laquelle il n'y a pas de beauté, cette figure que j'ai embrassée, baisée, serrée, dans mes mains, battue, secouée, adorée, possédée.
Je suis fatiguée...
Chérie, ma fille, ma beauté, ma fiancée, mon amour, quand je n'en puis plus de regret, de peine de ne plus t'avoir, je relis tes lettres. Je retrouve dans ces pages bleues toute la confiance, toute l'ardeur qu'il faut. J'ai peur que ce que tu as vu à Auch (les discours ratés, la présentation au drapeau mal organisée, les hommes qui rigolent, cette atmosphère de caserne) ne t'ait enlevé cette flamme, cet esprit de sacrifice, ce désir sacré de la victoire. Amour, il faut que tu ne cesses pas croire ardemment à ce que nous faisons. Songe que nous marchons dès avant l'aube, que nous marchons des jours entiers sans savoir où nous allons, que nous attendons dans des cours de ferme des heures et des heures sans savoir pourquoi, songe à toute la patience, à toute la religion qu'il nous faut pour résister à ce chagrin d'avoir perdu ce que l'on aime. Songe que nous serons peut-être bientôt couchés dans des tranchées dans l'eau et le froid et la boue, sous le feu. Il ne faut rien nous dire, il ne faut rien penser qui nous enlève un peu de foi et nous coupe les jambes. C'est de toi que j'attends toute ma force, toute ma vertu, toute mon audace, tout mon mépris de la mort.
Ton enfant Henri


Henri Alain-Fournier,
auteur du "Grand Meaulnes"
a été tué le 18 septembre 1914
au Petit bois de Saint-Rémy-la Calonne.

Avec la complicité de Thierry Ardouin pour la photo
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