Elle a naturellement beaucoup d'argent. Elle voyage. C'est au carnaval de Venise que l'amour l'attend. Il est très beau l'autre. Il a des yeux sombres, des cheveux noirs, une perruque blonde, il est très noble. Avant même qu'ils se soient fait quoi que ce soit on sait que ça y est, c'est lui. C'est ça qui est formidable, on le sait avant elle, on a envie de la prévenir. Il arrive tel l'orage et tout le ciel s'assombrit. Après bien des retards, entre deux colonnes de marbre, leurs ombres reflétées par le canal qu'il faut, à la lueur d'une lanterne qui a, évidemment, d'éclairer ces choses-là, une certaine habitude, ils s'enlacent. Il dit je vous aime. Elle dit je vous aime moi aussi. Le ciel sombre
de l'attente s'éclaire d'un coup. Foudre d'un tel baiser. Gigantesque communion de la salle et de l'écran. On voudrait bien être à leur place. Ah ! comme on le voudrait. Leurs corps s'enlacent. Leurs bouches s'approchent, avec la lenteur du cauchemar. Une fois qu'elles sont proches à se toucher, on les mutile de leurs corps. Alors, dans leurs
têtes de capités, on voit ce qu'on ne saurait voir, leurs lèvres les unes en face des autres s'entrouvir, s'entrouvir encore, leurs mâchoires se défaire comme dans la mort et dans le relâchement brusque et fatal des têtes, leurs lèvres se joindre comme des poulpes, s'écraser, essayer dans un délire d'affamés de
manger, de se faire disparaître jusqu'à l'absorption réciproque et totale. Idéal impossible, absurde, auquel la conformation des organes ne se prête évidemment pas. Les spectateurs n'en auront vu pourtant que la tentative, et l'échec leur en restera ignoré. Car l'écran s'éclaire et devient d'un blanc de linceul.
Il était tôt encore. Une fois sortie du cinéma, Suzanne remonta l'avenue principale du haut quartier. La nuit était venue pendant la séance et c'était comme si ç'avait été la nuit de la salle qui continuait, la nuit amoureuse du film. Elle se sentait calme et rassurée...

Un barrage contre le Pacifique. M. Duras
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