Les paradoxes du baiser

 

 

Il est peut-être étrange et peu romantique de parler et de caractériser l’échange de baisers comme une relation humaine, sinon un rapport social, et légitimer; ainsi l’approche des sciences sociales et humaines du baiser.
Et pourtant il s’agit bien de cela, parce que deux personnes qui s’échangent un baiser, même dans la plus stricte intimité, forment plus qu’une relation à deux, ils se conforment à des règles de la vie sociale, ils réalisent grâce au contact charnel des lèvres plus que ne suppose l’échange physique, sinon physiologique, même répertorié sous la rubrique des zones érogènes.
D’une certaine manière, et en quelque sorte un "tiers ", social, est convoqué pour témoigner et certifier; ce que les échangistes ont voulu à la fois échanger et sceller de leur relation à deux. Une langue, sans jeu de mots, est ainsi pratiquée pour signifier bien des choses, de l’ordre du désir que par ailleurs il n’est pas forcement obliger d’exprimer dans la langue articulée.
Ainsi, on ne baise pas n’importe qui, n’importe comment, n’importe où, pour n’importe quoi, etc.,... Si on échange des baisers dans nombre de sociétés et à des époques lointaines de la nôtre, si le baiser est de plus en plus universel, il apparaît à ceux qui s’y adonnent comme si naturel que cette caractéristique semblait comme le fondement de cette universalité. Or il ne l’est pas en réalité : il est l’expression d’une culture, d’une civilisation, de mœurs socialement et historiquement situées.
Il a été de différentes manières, il est de différentes manières, il sera différent et peut-être bien qu’il ne disparaîtra un jour lointain de l’Humanité, nombre de romans et de nouvelles de sciences fiction ont anticipé ses situations sociales où le baiser n’existe plus, voire même est, ce qui n’est pas une nouveauté, tabou. Ainsi, si bien intériorisé dans nos consciences et nos psychismes, " naturalisé " en quelque sorte par la force de nos pulsions qui nous le fait rechercher ou donner dans des circonstances choisies le baiser est des relations humaines celle qui est la plus ambiguë : ne parle-t-on pas à la fois du baiser de paix ou d’amour et le baiser de juda comme baiser de la trahison, du baiser d’alliance, du baiser de la fée comme celui du serpent ou de la vipère, le baiser maternel comme baiser d’affection absolue au baiser d’allégeance inconditionnelle d’un homme à un autre, jusqu’au verbe utilisé comme substantif, pour signifier à l’autre qu’il va être en demeure de se soumettre à la loi de celui qui l’invective.

Souvent symbole de la liberté, voire du libertinage au sens du XVIII eme siècle, le baiser est à la fois une composante de rites sociaux et est lui-même très ritualisé. Il y a un code du baiser. Code qui évolue avec le sentiment amoureux lui-même et l’espace que lui accorde la société elle-même. Le baiser franchit plusieurs fois dans son histoire la frontière entre la vie publique et la vie privée, aujourd’hui, le baiser intime s’affiche sur la place publique ; il est un slogan publicitaire.
Avec le concept du bonheur par la consommation ou le simple achat, le baiser est instrumentalisé pour érotiser un produit, une marque, il accompagne l’acte d’achat et de la consommation en glissant vers le produit l’idée du désir qu’il contient et exprime. Il est un symbole très obsédant du capitalisme de la jouissance. Le baiser de cinéma est la référence la plus courante à cet égard. Baiser codifié (taille de la femme toujours plus petite que celle de son partenaire, mouvement de plongée des lèvres masculines vers les lèvres féminines qui doivent recevoir, l’homme donne toujours un baiser, la femme le reçoit et son corps fléchit sous la pression du désir de l’homme qu’elle doit satisfaire ; une version perverse, la femme qui donne un baiser, signifie le peu d’amour qu’elle a pour cet homme et la simple recherche de la satisfaction de son propre désir et la quête de sa seule jouissance ! Baiser de contact des lèvres, simulation de l’acte sexuel qu’il préfigure : la langue de l’homme est pénétrante, la bouche de la femme accueillante, ..) il est à la fois conformé et conformant ! Il distribue les rôles, les attitudes, les sensibilités, il met la jouissance du côté des hommes et le bonheur de se donner et de faire jouir du côté des femmes.
Comme tous les codes et rites sociaux, il est à la fois expression de l’état des relations sociales hommes et femmes (le baiser, dans ses représentations, n’est pas homophile) et agent normalisateur. La norme et l’acteur.

Ainsi le baiser est une réalité paradoxale, qui concentre en lui bien des paradoxes ; présenter un site sur Internet en ajoute un autre : il est paradoxal de l’évoquer sous toutes ses coutures dans un système de communication qui abolit toute proximité et contact charnel !


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