La Nouvelle Héloïse, Lettre XIV : à Julie

Qu'as-tu fait, ah ! qu'as-tu fait, ma Julie ?
tu voulais me récompenser et tu m'as perdu.
Je suis ivre, ou plutôt insensé. Mes sens 
sont altérés, toutes mes facultés sont troublées
par ce baiser mortel. Tu voulais soulager mes maux ? 
Cruelle, tu les aigris. C'est du poison que j'ai
cueilli sur tes lèvres ; il fermente, il embrase
mon sang, il me tue, et ta pitié me fait mourir.

Ô souvenir immortel de cet instant d'illusion,
de délire et d'enchantement, jamais, jamais 
tu ne t'effaceras de mon âme, et tant que
les charmes de Julie y seront gravés, tant
que ce coeur agité me fournira des sentiments
et des soupirs, tu seras le supplice et le bonheur
de ma vie !
 Hélas ! je jouissais d'une apparente tranquilité;
....Je reçois ton billet, je vole chez ta cousine;
Nous nous rendons à Clarens, je t'aperçois, et mon
sein palpite;... On parcourt le jardin,... nous fuyons
tous trois dans le bois...
 En approchant du bosquet j'aperçus,.. , vos signes 
d'intelligence, vos sourires mutuels, et le coloris 
de tes joues prendre un nouvel éclat. En y entrant, 
je vis avec surprise ta cousine s'approcher de moi
et d'un air plaisamment suppliant me demander un baiser. 
Sans rien comprendre à ce mystère j'embrassai 
cette charmante amie, et toute aimable, toute 
piquante qu'elle est, je ne connus jamais mieux, 
que les sensations ne sont rien que ce que 
le coeur les fait être. 




  Saint-Preux survivra-t-il à cet embrasement ? 
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Mais que devins-je un moment après, quand je sentis... la main
tremble...  un doux frémissement... ta bouche de roses... 
la bouche de Julie... se poser, se presser sur la mienne, 
et mon corps serré dans tes bras? Non, le feu du ciel n'est 
pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint à l'instant
m'embraser. 

Toutes les parties de moi-même se rassemblèrent sous ce toucher
délicieux. Le feu s'exhalaient avec nos soupirs de nos lèvres
brûlantes, et mon coeur se mourait sous le poids de la volupté... 
quand tout à coup je te vis pâlir, fermer tes beaux yeux, 
t'appuyer sur ta cousine, et tomber en défaillance.